Les quarante-neuvième et cinquantième coups de la partie la plus importante à laquelle participaient sans le savoir plusieurs univers entremêlés ne furent pas les plus spectaculaires. Loin s’en faut d’ailleurs car ils furent joués avec une rapidité déconcertante. Et les coups cruciaux furent les deux suivants. Ces coups ne furent donc pas les plus spectaculaires, mais, par contre, probablement les plus surprenants. En effet, dans la petite salle exigue dans laquelle se livrait l’apre combat, la tension était à présent retombée de plusieurs crans et l’on pouvait sentir dans l’air ce petit relachement si caractéristique au calme qui précède l’ouragan…
Le vieillard ratatiné semblait éreinté comme s’il venait de traverser l’épreuve physique la plus fatigante de toute sa misérable vie. Quant à la jeune femme à la voix criarde, on avait l’impression qu’elle ne souhaitait qu’une seule choses. Ou plutôt deux. En finir. Et au plus vite. Comme c’était à elle de jouer, elle n’attendit pas que son adversaire ait pris le temps de respirer et dirigea sa main vers la pièce la plus proche. Une pièce noire à sa portée. Ce ne fut que lorsqu’elle vit la figurine qu’elle tenait dans ses doigts effilés qu’elle comprit qu’il fallait qu’elle réfléchisse tout de même quelques secondes. Elle laissa donc Shakkra inspirer. Puis expirer. Et inspirer de nouveau, le front humide de sueur. L’air était suffocant. La poussière stagnait, en suspension dans l’air. On aurait dit qu’un nuage noir se formait entre les deux joueurs. Un nuage d’orage. Quelque chose d’électrique. Et de violent. Shakkra fixait la jeune femme avec un regard plein de haine qu’on ne lui connaissait pas. On pouvait presque lire dans ses pensées :
« Relache cette pièce immédiatement pauvre folle ! »
Mais Shakkra savait pertinemment que son adversaire ne pouvait faire cela. La figurine était déjà dans sa main et elle ne pouvait la reposer pour en jouer une autre.
« Pièce touchée ! Pièce jouée ! »
La voix provenait de l’entrée de la salle.
« Article 247 paragraphe douze du code d’honneur de l… Purée de satanée marche !!! Personne ne va songer à faire quelque chose pour ça ? Enfin, je dis ça, je dis rien. Mais mes orteils commencent à souffrir sérieusement. »
Personne ne daigna lever les yeux de l’échiquier. Toute l’assemblée connaissait cette voix. Ne la connaissait que trop bien même. Encore lui ! Voilà ce que devaient se dire la plupart des personnes présentes autour de la table. Peut-être un jour les lacherait-il enfin. Leur foutrait-il la paix pour autant. Même à plusieurs années lumières d’ici, il était capable des pires catastrophes. Alors ? Alors, il valait surement mieux pour eux tous qu’ils l’aient à portée du regard. Au moins ils pouvaient le surveiller. D’ailleurs, d’où venait-il au fait ? Il s’était éclipser quelques instants mais personne n’avait pris la peine de le suivre. La partie occupait tous les esprits et c’était dans l’indifférence générale qu’il était sortis pendant…. Combien de temps, bon sang ? C’était dangereux de le laisser seul pendant plus de quelques minutes… Tant pis ! Arrivera ce qu’il arrivera… Il était à nouveau là. Et on pouvait le garder à l’œil.
« Donc je disais donc… »
Un regard de Angôräa le dissuada rapidement de poursuivre son monologue. Le vieil homme se rembrunit aussitôt tel un enfant capricieux à qui on aurait refuser un jeu amusant. Un jeu pour les adultes en fait. Et un enfant turbulent dans les jeux d’adultes, ça finit toujours par des cris et des pleurs…
Angôräa revint soudainement à ce qu’elle faisait. Elle identifia clairement la pièce qu’elle tenait du bout des doigts… Et la reposa immédiatement au même endroit. A la place exacte d’où elle venait de la prendre.
« Ca y est, j’ai joué » déclara-t-elle en retrouvant son effrayant sourire.
Il ne faisait aucun doute qu’elle venait de jouer un coup pour jouer. Un coup inutile. Juste pour faire jouer son adversaire. Le forcer à jouer un mauvais coup. Un coup joué trop vite. Car il fallait de temps maintenant à Shakkra pour éviter de tomber de le piège de cette joueuse émérite et sacrément diabolique. Mais justement, le temps c’était exactement ce qu’il manquait à Shakkra. Le sablier venait de revenir dans la position dans laquelle il l’avait quitté quelques secondes auparavant.
Au même instant, quelque part où les considérations mystiques et religieuses n’intéressent plus vraiment personne, une jeune femme contemplait un portemanteau. Etalée sur le portemanteau, une tenue magnifique s’étalait, faisant miroiter sur les murs de la pièce sombre, une mutitude d’étincelles mouvantes. La robe de soirée qu’elle venait de recevoir concordait exactement avec l’idée qu’elle s’en était faite. Un bustier de dentelle ajourée surplombant une magnifique robe noire brodée de diamants. Dans le dos, une cape de mousseline tombait en bruissant légèrement dans la brise légère qui s’infiltrait par la fenêtre ouverte. La jeune femme caressa la manche droite du revers de la main. Ses doigts descendirent le long de la robe et vinrent rabattre le dos fendu de robe.
La jeune femme s’approcha ensuite de la fenêtre qu’elle referma doucement. On n’était jamais trop à l’abri dans ce palais infesté de partisans de l’Impératrice. En repassant devant la robe, elle ne put s’empêcher de s’arrêter quelques instants pour l’admirer quelques secondes de plus. Elle se retourna enfin pour souffler la bougie et se dirigea alors vers la porte. En sortant, elle jeta une dernière fois un regard vers cette merveille qui tronait dans son salon. Dans la pénombre, l’intérieur de la robe, drapé de velours pourpre ressortait davantage, faisant planer dans la pièce une aura de mystère.
« Décidément ! Quelle robe magnifique ! » se dit la belle elfe noire en refermant la porte…
Dim 13 Oct - 16:00